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Chroniques
Claude Debussy
pièces pour piano (vol.3)
Si l'on écoute les quatre premiers disques de l'intégrale de la musique pour piano de Claude Debussy par François Chaplin, on sera d'abord frappé par l'évolution que le jeu du pianiste connut à la fréquentation de ce monument. En 2000, il abordait les Estampes dans une sonorité mouillée, feutrant parfois l'articulation des Pagodes, mais sans la richesse de couleurs d'aujourd'hui ; plus onirique dans La soirée dans Grenade, il y développait une sensualité justement farouche, prenant peu à peu un envol presque sauvage, tandis que les Jardins sous la pluie offraient un splendide travail d'habitation, toujours très intérieur. En revanche, le Children's corner, pour gentiment tendre qu'il fût, manquait d'esprit (Serenade for the doll) et de caractère (Golliwogg's cake-walk), comme si le pianiste eût eu du mal à s'amuser vraiment. C'est du reste un trait qu'on retrouverait plusieurs fois : une sorte d'excès de sérieux (à laquelle on doit par ailleurs un Little Shepherd étonnamment poignant). Si Pour le piano put alors paraître peu convainquant, voire un peu scolaire, les nombreux rubati du Little Negro étaient proprement gênant, venant alourdir inutilement un moment qu'on aurait aimé tout simplement gentil. Pourtant, deux grandes réussites dans ce premier volume : les premières Images, autrement dites Images oubliées, sans doute écrites vers 1894, et le premier livre des Images, composé en 1904 et 1905. Ici, la poésie sied bien mieux que tout à Chaplin qui s'avère fabuleux aquarelliste. N'y a-t-il pas du Turner, dans ce beau travail de détrempes, de lavis, de coulures, etc. ? La fébrile ironie de Quelques aspects de « Nous n'irons plus au bois » parce qu'il y fait un temps insupportable ! est littéralement délicieuse, donnant à la cloche finale un tour plutôt rassurant, comme si une aventure risquée qui eût pu tourner mal retrouvait le chemin du calme et de l'ordre.
À la fin de la même année, le pianiste français enregistrait le second volet. On remarque dès lors que son interprétation commence à changer, affirmant plus de personnalité, sans doute grâce à une percée plus profonde de cette musique. Il parvient même à colorer les redoutables notes répétées de la Tarentelle styrienne de 1890, dans une jubilation communicative. Affirmant une virtuosité incontestable mais encore peu habitée dans L'Isle joyeuse, il articule la Danse bohémienne avec ce même sérieux dont nous parlions plus haut, sans ironiser jamais sur la précocité maladroite de la partition. Le premier livre des Préludes constitue le plat de résistance de ce programme. Et tout de go, c'est plutôt réussi ! Les Danseuses de Delphes croisent les Tableaux de Moussorgski dans une positive liberté de conception, les Voiles s'avèrent délicatement perlées, tandis que Le vent dans la plaine est littéralement peint. Voilà une information nouvelle sur l'interprète : François Chaplin se révèle plus peintre que comédien, ce qui le handicape pour un Minstrels assez terne et une Danse de Puck pas très maligne, mais l'avantage généreusement dans Les Collines d'Anacapri, de toute beauté, ou encore dans la délicate Fille aux cheveux de lin dont il éclaire amoureusement la blondeur. Le pianiste se fait sculpteur avec le même bonheur, engloutissant la Cathédrale dans une évocation presque effroyable, et imposant un piano-orchestre qu'on n'attendait pas, avec un relief débarrassé de tout timidité inutile, pour Ce qu'a vu le vent d'Ouest.
Ces inestimables qualités se trouveront décuplées dans le second livre des Préludes sur lequel s'ouvre le troisième volume de cette exploration. Les Brouillards y sont posés, on pourrait dire distribués, dans une relative gravité, tandis que François Chaplin liquéfie les Feuilles mortes par sa vision salutairement moderne. Sa palette de nuances et de couleurs se développe dans La Puerta del Vino, un rien violent, et surtout dans la succession de sautillements à la sensualité prometteuse de Les Fées sont d'exquises danseuses, offrant un véritable travail d'orfèvre. Toujours extrêmement poétique, le climat desBruyères ne s'installera jamais pleinement, et il semble que ce soit là un trait commun à l'interprétation du Livre 2 : c'est esquissé, légèrement caressé, jamais palpable. Très personnelle, la vision de La Terrasse des audiences diversifie des ambiances inquiétantes dans une globalité un rien nauséeuse : et c'en est tout simplement passionnant ! Les Canopes occasionnent un jeu recueilli, très doux, dans une sorte de solennelle tendresse, et les Feux d'artifice se gardent bien de se laisser saisir. L'ensemble de ces douze préludes dessine une lecture pudiquement furtive, où Lavine cache des dangers inhabituels, où les Tierces alternées s'encanaillent d'une technique admirable, alors que Chaplin, en prince charmant qui sait enfin prendre des risques, fait danser l'Ondine. Malgré une Première Arabesque trop emphatique – ça minaude à tout bout de champ, prend des mines, jusqu'à l'ostentation sucrée (la Deuxième Arabesque se tient mieux, Dieu merci !) –, ce troisième disque (enregistré au printemps 2002) est attachant à bien des égards, avec une Suite bergamasque élégante sans affèterie. Pour conclure, sans aller jusqu'à dire que le premier volume soit à éviter, cette intégrale est surtout probante pour les trois autres [lire notre critique du volume 4], une bonification qui laisse augurer d'un cinquième disque prometteur.
BB